Vessies d’acoupas: vers une révolution de la pêche côtière en Guyane?

L’acoupa est le poisson le plus pêché en Guyane. Depuis une quinzaine d’années un de ses organes, jusqu’alors rejeté en mer, a pris une incroyable valeur commerciale. Si cette évolution suscite des inquiétudes, elle offre aussi une opportunité exceptionnelle pour la pêche côtière guyanaise.

La vessie natatoire est un organe interne des poissons dits osseux, qui leur permet de contrôler leur flottabilité dans l’eau. Il peut aussi servir à communiquer, voire même à se protéger des prédateurs par l’émission de sons “ sourds” à répétition. Ces vessies peuvent être très développées chez certains poissons, notamment chez l’acoupa rouge. Les vessies natatoires des grands acoupas du monde entier sont prisées sur le marché chinois, à la fois comme met culinaire de luxe servi principalement en soupe, mais également dans la médecine traditionnelle pour régler des problèmes de peau et de fertilité. Face à la demande croissante de ce marché, la pression sur les grands acoupas s’est accrue depuis une vingtaine d’années. Les prix se sont envolés à tel point que les vessies natatoires sont aujourd’hui surnommées « la cocaïne aquatique ». Une saisie de décembre 2018 par les douaniers chinois de 444 kg de vessies de totoaba, la version mexicaine de l’acoupa rouge, importées illégalement, a ainsi été estimée dans certains journaux à une valeur de revente de 26 millions de dollars, soit 58 500 dollars le kilo !
Ce marché particulièrement lucratif des vessies natatoires a engendré un phénomène de surpêche d’abord en mer de Chine, pour le bahaba (Bahaba taipingensis) et plus récemment sur la côte Pacifique du Mexique pour le totoaba ou acoupa de MacDonald (Totoaba macdonaldi). Victimes d’une pression de pêche trop importante, ces deux espèces sont désormais considérées comme en danger critique d’extinction sur la liste rouge de l’IUCN. Les conséquences de cette surexploitation sont également désastreuses pour les autres espèces marines. Ainsi Nolwenn Cozannet du WWF Guyane rappelle que « la pression de pêche sur le totoaba menace indirectement plusieurs espèces marines sensibles en mer de Cortez. C’est notamment le cas du vaquita, l’un des mammifères marins les plus menacés au monde, capturé accidentellement dans les filets de pêche. Depuis 1997, l’espèce a connu une diminution de plus de 92 % de sa population et on n’en dénombre plus qu’une vingtaine aujourd’hui ».
Dans la mer de Cortez, la pêche à la vessie a pris une telle ampleur que les gouvernements mexicains et américains avec le soutien des ONG ont développé un programme de conservation afin de tenter de sauver le vaquita et le totoaba. Mais, malgré les moyens considérables mis en œuvre, le déclin du vaquita se poursuit, principalement en raison de la pêche illégale ciblée sur les vessies des totoabas qui perdure.

UN NOUVEL ÉLU : L’ACOUPA ROUGE

Face au déclin des principaux poissons pêchés pour leur vessie natatoire et aux mesures de protection prises pour limiter leur capture, les commerçants chinois ont recherché une espèce de remplacement. Du fait de la taille et des qualités de ses vessies natatoires, le malheureux élu fut l’acoupa rouge. Cette espèce était déjà la plus capturée par la pêche côtière guyanaise et la cible principale d’une flotte de plus de 5 000 navires sur l’ensemble du plateau des Guyanes (du Venezuela à l’état du Pará au Brésil).
Au cours des dix dernières années, cette évolution a profondément modifié la pêche en Guyane. Les pêcheurs vendent l’acoupa rouge entre 2, 5 et 3 euros le kilo aux mareyeurs et que le consommateur l’achète frais sur le marché à 6 euros le kilo. Les vessies de ces mêmes poissons se vendent de 50 à 150 €, voire ponctuellement jusqu’à 180 € le kilo « mouillé » en fonction de leur taille et de leur qualité. La valeur de la vessie est devenue supérieure à celle de la chair. Pour certains, il est donc devenu plus intéressant de cibler la vessie plus que la chair du poisson.
En effet, pour que le poisson reste frais la durée des coups de filet doit être courte (moins de 4 heures). Ce n’est pas nécessaire pour les vessies qui restent comestibles même si le poisson se gâte. Il est donc tentant pour les pêcheurs de laisser le filet pendant de longues périodes dans l’eau. Si cette pratique de pêche à la vessie peut être lucrative et épargner des efforts et du carburant, elle est aussi particulièrement destructrice pour les poissons et les autres espèces comme les dauphins de Guyane et les tortues marines.
Si cette « pêche à la vessie » est tentante pour les pêcheurs guyanais, elle offre encore plus d’avantages aux pêcheurs illégaux. En effet, ces derniers peuvent aujourd’hui poser leur filet, aller se cacher dans la mangrove et revenir le relever bien plus tard. Le poisson frais et les vessies sont conservés et le poisson pourri jeté en mer. Plus besoin d’être en permanence à côté du filet ni de pêcher de jour et donc d’être visible lors des contrôles aériens de l’État. Le risque d’être pris par les agents travaillant à la lutte contre la pêche illégale est ainsi grandement réduit. Or la pêche illégale reste particulièrement importante en Guyane. Selon une publication de l’IFREMER, en 2012, les deux tiers de l’effort de pêche exécuté en Guyane étaient réalisés par des navires étrangers (Brésil, Suriname et Guyana) qui ramènent ensuite leurs prises dans leurs pays respectifs.
Ces évolutions rapides sur la pêche en Guyane se déroulent alors que la situation des acoupas rouges est déjà préoccupante. Fabian Blanchard, directeur de l’IFREMER Guyane souligne qu’« une étude réalisée en 2013 a estimé que cette espèce était en surpêche de 40 % par rapport au niveau optimal d’exploitation. Toutefois, les analyses de l’IFREMER montrent aussi que la moyenne de taille des individus débarqués n’est pas encore en dessous de la taille de première reproduction pour l’espèce, ce qui est plutôt rassurant quant à l’état du stock. En conclusion, si la quantité d’acoupa rouge pêchée est trop importante, à ce stade, l’exploitation en Guyane n’a pas encore mis en péril la capacité du stock guyanais à se renouveler, nous sommes donc dans une situation où nous devrions rester vigilant et empêcher de futures augmentations des captures ».
Au niveau économique la menace est aussi particulièrement importante. En effet, si l’Union européenne venait un jour à juger que l’acoupa rouge est exploité de manière non durable dans les eaux guyanaises elle pourrait imposer une restriction de captures pour cette espèce. Comme il est techniquement impossible de pêcher au filet sur les côtes de Guyane sans prendre d’acoupa, cela pourrait signifier la fin du secteur de la pêche côtière de Guyane tel que nous le connaissons. Ce qui ouvrirait encore davantage la zone aux pêcheurs illégaux. Or la valeur actuelle de l’acoupa rouge en fait une cible de choix pour la pêche légale comme illégale, ce qui pourrait inciter à une augmentation de la pression de pêche. M. Georges Michel Karam, président du Comité Régional des Pêches Maritimes et Élevages Marins de Guyane, affirme « Au vue du prix du poisson sur le marché en Guyane et des charges d’exploitation qui ne cesse d’augmenter, sans la vente de vessie un bon nombre des professionnels aurait déjà arrêté leurs activités. »

DANGER… ET OPPORTUNITÉ

Le nouveau statut économique de l’acoupa constitue donc un réel danger pour la pêche côtière guyanaise. Mais c’est aussi une opportunité inespérée pour cette activité en crise. En effet, l’acoupa rouge est déjà l’espèce la plus exploitée par la pêche côtière guyanaise. Or la valeur de cette espèce a plus que doublé avec la vente des vessies. Il est même probable que cette valeur soit encore bien supérieure. Le prix de rachat en Guyane d’une centaine d’euros le kilo, comparé aux données recueillies dans certains journaux sur la valeur des vessies d’espèces voisines en Chine ou à Hong Kong le laisse clairement supposer. Quels commerçants ou industriels ne rêveraient pas d’une telle situation ? Au début du développement de la filière des vessies natatoires en Guyane, les armateurs ne récupéraient pas les vessies. Ils laissaient les pêcheurs les revendre pour compléter leur salaire. Un supplément qui a fini par être deux à trois fois supérieur au salaire lui-même. Lorsque les armateurs ont pris conscience de la valeur des vessies, la situation a évolué. Aujourd’hui, la vente des vessies peut constituer jusqu’à 80 % du revenu des pêcheurs.
Année après année la filière pêche de Guyane réalise la valeur de ces vessies et tente de s’adapter à la nouvelle situation. Encore récemment, le réseau de commercialisation des vessies natatoires était informel et passait directement par le Brésil et le Suriname. Depuis 2 ans, il existe deux entreprises guyanaises qui sont réglementairement capables d’acheter et d’exporter les vessies. Le prix pour les vessies des acoupa aiguille et acoupa blanc varie entre 35 € et 45 € le kilo alors que les vessies d’acoupa rouge sont vendues entre 150 et 130 € le kilo pour les plus grosses (entre 3 et 6 vessies par kilo) et entre 50 et 70 € le kilo pour les plus petites (entre 10 et 20 vessies par kilo). Si ces entreprises guyanaises permettent de récolter localement une partie de la valeur des vessies, celles-ci transitent toujours par des entreprises du Brésil ou du Suriname pour être exportées ensuite vers la Chine.
Conscient de la menace que la surexploitation possible de l’acoupa fait peser sur la pêche guyanaise le CRPMEM travaille à la limitation des dérives potentielles de la « pêche à la vessie ». Dans cet esprit l’une des mesures proposées est la mise en place d’un processus de contrôle au débarquement. Tout débarquement de vessie doit correspondre au nombre équivalent de poissons.Un système de traçabilité des vessies pêchées et vendues légalement est aussi mis en œuvre au travers de l’outil réglementaire européen des certificats de capture délivrés aux pêcheurs par la Direction de la mer.

UNE RÉVOLUTION DURABLE ?

Comme le totoaba et le bahaba ont été pêchés jusqu’à la limite de l’extinction, une exploitation durable de l’acoupa rouge transformerait cette espèce en une sorte de poule aux œufs d’or pour la Guyane. Étant donné le prix d’achat des vessies natatoires dans les restaurants en Asie, valoriser au mieux ces vessies pourrait garantir la santé économique de la pêche côtière guyanaise. Notamment en travaillant à la mise en œuvre d’un réseau légal d’exportation de vessies de qualité directement avec la Chine et Hong Kong. Les revenus générés alors pourraient même permettre d’envisager une adaptation des techniques de pêche pour une exploitation plus respectueuse de la faune marine remarquable. Développer une telle filière semble réaliste, à condition que des fonds soient mobilisés sur ce projet. Mais le principal problème reste la pression de pêche illégale étrangère. Cette pêche déjà très présente avant le développement de l’exploitation des vessies d’acoupa, est aujourd’hui bien plus rentable. Des efforts incontestables ont été réalisés dans le domaine de la lutte contre la pêche illégale. Une unité d’intervention a notamment été mise en place à Saint-Laurent-du-Maroni. Mais la présence des bateaux de pêche étrangers dans les eaux guyanaises persiste, même si elle a baissé. De plus, même en nombre limité les embarcations illégales sont particulièrement dévastatrices. Les filets déployés ont une longueur de 3, 5 à 5 km à la frontière du Suriname et peuvent ponctuellement aller jusqu’à 10 km à la frontière brésilienne, alors que la longueur légale maximale des filets utilisés en Guyane est de 2, 5 km.
Ces deux sujets sont intimement liés. En effet, le développement d’une filière pêche durable et génératrice de richesses sur l’ensemble du territoire inciterait l’État à protéger encore davantage cette ressource. La récente valorisation des vessies natatoires d’acoupa offre donc une opportunité sans précédent. Repenser la gestion de la pêche côtière en Guyane afin que cette activité puisse continuer à fournir alimentation, emploi et richesse au territoire dans le futur et servir de modèle pour la pêche sur tout le plateau des Guyanes.

Texte de Michel A. Nalovic (Crpmem Guyane / WWF) & Johan Chevalier
Photos de Johan Chevalier, Michel A. Nalovic

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